Dans les pages sombres de l’histoire, il existe des récits qui transcendent les époques et les frontières, des histoires qui ont façonné notre compréhension de la santé publique et de la résilience humaine. L’une de ces histoires est celle de Dubrovnik, une ville côtière croate autrefois connue sous le nom de Raguse, et de son rôle pionnier dans la création de la quarantaine – une mesure qui a changé la donne dans la lutte contre les épidémies dévastatrices.
Je suis un historien de la médecine, passionné par les moments charnières où la science et la politique se sont entremêlées pour donner naissance à des innovations révolutionnaires. L’histoire de la quarantaine à Dubrovnik est un de ces moments, une étude fascinante de la façon dont une petite ville commerçante a réussi à transformer la compréhension et la gestion des épidémies à une époque où la peste noire faisait des ravages sans précédent.
La peste noire : un fléau qui a ébranlé l’Europe
Pour comprendre l’importance de la quarantaine, il faut d’abord se plonger dans l’horreur de la peste noire, une pandémie qui a secoué les fondements mêmes de la civilisation européenne au XIVe siècle. Originaire des steppes d’Asie centrale, la peste bubonique a rapidement traversé les routes commerciales pour atteindre l’Europe, semant la mort et la désolation sur son passage.
Les récits de cette époque sombre sont glaçants. Les chroniqueurs racontent des scènes apocalyptiques de cadavres jonchant les rues, de familles entières fauchées en quelques jours, et de villes autrefois prospères réduites à des tombes silencieuses. À Florence, en 1348, la peste a balayé 60% de la population en quelques mois seulement. À Paris, un tiers des habitants ont péri dans les quatre années suivantes. Londres a vu sa population réduite de moitié, laissant des quartiers entiers déserts et lugubres.
Face à cette hécatombe sans précédent, les autorités médicales et politiques de l’époque étaient complètement dépassées. Les théories miasmatiques prédominantes, qui attribuaient la propagation des maladies aux « mauvaises vapeurs » dans l’air, se sont avérées insuffisantes pour expliquer la rapidité foudroyante de la contagion. Les remèdes médicaux, allant des saignées aux purges en passant par les amulettes et les prières, étaient impuissants face à la fureur de la peste.
Raguse, une ville commerçante à l’avant-garde
C’est dans ce contexte de chaos et de désespoir que Dubrovnik, alors connue sous le nom de Raguse, a émergé comme un phare d’ingéniosité et de résilience. Cette ville-État maritime, située sur la côte adriatique, était un carrefour commercial prospère, attirant des marchands et des voyageurs du monde entier. Cependant, ce flux constant de personnes représentait aussi un risque considérable de propagation des maladies contagieuses.
Lorsque la peste noire a frappé pour la première fois Raguse en 1348, les conséquences ont été dévastatrices. En l’espace de quatre ans, les deux tiers de la population ont été emportés par le fléau, laissant la ville exsangue et traumatisée. Cependant, cette tragédie a également galvanisé les esprits des dirigeants de Raguse, qui ont compris que des mesures drastiques étaient nécessaires pour éviter une répétition de cette catastrophe.
La naissance de la quarantaine
C’est ainsi qu’en 1377, le Conseil majeur de Raguse a pris une décision audacieuse qui allait changer le cours de l’histoire. Dans un document historique connu sous le nom du « Livre vert », les conseillers ont décrété qu’aucun citoyen ou étranger ne serait autorisé à entrer dans la ville à moins d’avoir passé un mois entier à l’extérieur, soit sur l’île voisine de Mrkan, soit dans la ville de Cavtat, dans le but de se « purger ».
Cette mesure révolutionnaire, connue sous le nom de « quarantaine » (du latin « quarante »), visait à isoler les voyageurs potentiellement porteurs de la maladie avant de leur permettre d’entrer dans la ville. C’était une approche radicale et sans précédent, née de la nécessité urgente de protéger la population de Raguse contre la menace persistante de la peste.
Année | Événement |
---|---|
1348 | La peste noire frappe Raguse, tuant deux tiers de la population en quatre ans. |
1377 | Le Conseil majeur de Raguse décrète la première quarantaine connue, exigeant que les voyageurs restent isolés pendant un mois avant d’entrer dans la ville. |
Bien que cette décision ait été saluée par certains comme un acte de génie visionnaire, elle a également suscité de vives controverses et de l’opposition. Certains conseillers ont voté contre, craignant que cette mesure ne nuise au commerce florissant de la ville. D’autres ont remis en question la sagesse d’une telle politique draconienne, arguant qu’elle allait à l’encontre des valeurs chrétiennes de compassion et d’hospitalité.
Cependant, les partisans de la quarantaine ont fait valoir que la survie même de Raguse était en jeu. Ils ont souligné que la ville, en tant que plaque tournante commerciale, était particulièrement vulnérable aux épidémies importées, et que des mesures drastiques étaient nécessaires pour préserver à la fois la vie de ses citoyens et sa prospérité économique à long terme.
Le rôle des médecins et des scientifiques
Un aspect souvent négligé, mais crucial, de l’histoire de la quarantaine à Dubrovnik est le rôle joué par les médecins et les scientifiques de l’époque. Contrairement à la croyance populaire selon laquelle les autorités politiques ont agi seules, de manière éclairée mais isolée, les preuves suggèrent que les médecins ont été étroitement consultés et impliqués dans l’élaboration de cette mesure révolutionnaire.
À l’époque, Raguse employait des médecins renommés, souvent recrutés en Italie, qui étaient chargés de veiller sur la santé de la population. Parmi eux figuraient Christophorus de Benevento, un médecin réputé originaire du sud de l’Italie, ainsi que deux chirurgiens, Johannes de Tragurio et Johannes de Aldoardis de Pavie, tous deux salariés par la commune.
Bien que les archives ne mentionnent pas explicitement leur participation aux délibérations de 1377, il est fort probable que ces experts médicaux aient été consultés, compte tenu de leur statut et de leur rémunération élevée. De plus, le fait que 13 conseillers sur 47 aient voté contre la mesure suggère qu’un débat animé a eu lieu, impliquant très probablement des avis extérieurs, y compris ceux des médecins.
Loin d’être ignorants de la notion de contagion, comme on le croyait autrefois, les médecins de l’époque étaient parfaitement conscients de la possibilité de transmission de certaines maladies d’un individu à l’autre. Le Canon de la médecine d’Avicenne, un texte fondamental enseigné dans toutes les universités européennes au Moyen Âge, reconnaissait explicitement la contagiosité de maladies telles que la lèpre, la gale, la variole et la « fièvre pestilentielle ».
Cependant, leur compréhension de la contagion différait de notre conception moderne. Pour eux, la maladie n’était pas une entité matérielle se propageant d’un individu à l’autre, mais plutôt une corruption des humeurs corporelles transmise par l’air vicié entourant les malades. Cette théorie « miasmatique » explique pourquoi de nombreux médecins préconisaient la fuite loin des lieux infectés comme principale mesure préventive.
La justification médicale de la quarantaine
Bien que la durée d’un mois (ou quarante jours) puisse sembler arbitraire à première vue, elle trouve en réalité une justification solide dans la théorie médicale de l’époque. Selon la conception médiévale, toute maladie aiguë, comme la peste, devait atteindre une « crise » décisive au bout d’un certain temps, après quoi le patient guérissait ou mourait.
Les médecins arabes, comme Avicenne, avaient établi que cette crise ultime ne pouvait survenir au-delà du quarantième jour. Ainsi, en imposant une quarantaine de quarante jours, les autorités de Raguse s’assuraient que tout voyageur potentiellement infecté aurait either manifesté des symptômes évidents, permettant son isolement, ou aurait dépassé la période critique, prouvant ainsi qu’il n’était pas porteur de la maladie contagieuse.
Cette décision reflétait une approche prudente et maximaliste, visant à minimiser les risques plutôt que de se fier à des durées d’incubation plus courtes. Bien que certains aient remis en question le choix du délai de quarante jours, arguant qu’il était trop long et nuisible au commerce, les partisans de la mesure ont insisté sur la nécessité de prioriser la sécurité de la population.
L’adaptation et la diffusion de la quarantaine
Malgré les controverses initiales, la quarantaine s’est rapidement imposée comme une mesure efficace pour limiter la propagation de la peste à Raguse. Au fil des décennies suivantes, d’autres villes commerçantes italiennes, comme Venise, Florence et Milan, ont adopté des mesures similaires, construisant des lazarets (établissements d’isolement) et mettant en place des réglementations de quarantaine.
Cependant, la mise en œuvre de la quarantaine n’a pas été un processus linéaire ou uniforme. Chaque ville a adapté la mesure à ses propres réalités et contraintes, ajustant la durée, les lieux d’isolement et les exceptions accordées selon les circonstances. À Venise, par exemple, la durée de la quarantaine variait en fonction du niveau de risque, allant de 22 jours pour les médecins ayant brièvement examiné un malade à 40 jours pour ceux ayant été en contact étroit jusqu’à la mort du patient.
Ville | Année d’adoption de la quarantaine | Remarques |
---|---|---|
Dubrovnik (Raguse) | 1377 | Première ville à mettre en place la quarantaine. |
Venise | 1423 | Construction du premier lazaret permanent sur l’île de Santa Maria di Nazareth. |
Florence et Pise | 1464 | Adoption de la quarantaine et construction de lazarets. |
Milan | 1488 | Mise en place tardive de la quarantaine après des mesures plus sévères. |
Au-delà de l’Italie, la quarantaine s’est progressivement répandue dans le reste de l’Europe au cours du XVIe siècle, devenant un élément essentiel de la politique sanitaire des États modernes. Cependant, son adoption n’a pas été sans heurts, certains pays comme l’Angleterre ayant initialement résisté à cette mesure, la jugeant trop restrictive pour le commerce.
L’héritage de la quarantaine
L’histoire de la quarantaine à Dubrovnik est bien plus qu’une simple anecdote historique. Elle représente un moment charnière où la science, la politique et la nécessité se sont entremêlées pour donner naissance à une innovation révolutionnaire qui a façonné notre compréhension moderne de la santé publique.
En imposant une période d’isolement pour les voyageurs potentiellement infectés, Raguse a jeté les bases d’un système de prévention des épidémies qui a perduré pendant des siècles. Bien que la quarantaine puisse sembler une mesure rudimentaire à l’aune de nos connaissances actuelles, elle a été un jalon essentiel dans l’évolution de notre compréhension des maladies contagieuses et de leur mode de propagation.
Au-delà de son impact direct sur la gestion des épidémies, l’histoire de la quarantaine à Dubrovnik nous enseigne des leçons précieuses sur la résilience humaine, la collaboration interdisciplinaire et l’importance de la prise de décision éclairée en temps de crise.
Elle nous rappelle que même dans les moments les plus sombres, l’ingéniosité et le courage peuvent triompher face à l’adversité. Elle souligne également le rôle crucial joué par les médecins et les scientifiques, qui ont apporté leur expertise et leur compréhension des processus médicaux pour façonner une politique publique efficace.
Enfin, l’histoire de la quarantaine à Dubrovnik est un témoignage de la sagesse collective et de la délibération républicaine. Loin d’être une décision arbitraire imposée par un pouvoir autocratique, la quarantaine est née d’un débat animé et d’un processus décisionnel inclusif, impliquant des voix divergentes et des intérêts parfois contradictoires.